HÉRAULT - Quelle stratégie de vaccination anti-Covid : contrôler ou éradiquer le coronavirus ?
Judith Mueller, École des hautes études en santé publique (EHESP)
Le 4 octobre, la Première ministre néo-zélandaise Jacinda Arden a acté l’échec de la stratégie « zéro-Covid » mise en place dans son pays. Débordées par le variant Delta, les autorités ont renoncé à s’appuyer sur les sévères restrictions mises en place jusqu’ici pour empêcher la propagation du coronavirus, préférant désormais accélérer la vaccination. Une décision similaire a été prise par l’Australie voisine.
En France, la couverture vaccinale contre la Covid-19 a progressé rapidement au cours de ces derniers mois : au 8 octobre 2021, 89 % des adultes de plus de 18 ans ont reçu une première dose et 87 % disposent désormais d’un schéma vaccinal complet.
En Europe, à la même date, 80 % des plus de 18 ans ont reçu au moins une dose (74,5 % ayant un schéma vaccinal complet). Au total, 68 % de la population européenne a reçu au moins une injection, et 63,3 %, deux injections. Ces chiffres contrastent avec la situation internationale, de nombreux pays affichant une proportion de la population ayant reçu au moins une dose largement inférieure : Brésil 62 %, Inde 36 % ou Nigeria 2 %…
La couverture est notamment élevée dans les tranches d’âge à risque accru de forme grave de Covid-19 (qui entraînent hospitalisation, éventuellement passage en réanimation et potentiellement décès), soit à partir de 40-50 ans. Cela explique le découplage observé entre les courbes d’infections et de décès. Ainsi, malgré la dominance du variant Delta, deux à trois fois plus infectieux que la souche initiale du SARS-CoV-2, la dernière vague observée cet été en France n’a pas entraîné une saturation des hôpitaux comparable aux précédentes.
Ces observations interrogent quant à ce qui peut être envisagé à long terme grâce à la vaccination : pourrait-on faire disparaître la Covid-19 et son virus ? Ou faudra-t-il se contenter de mettre fin à l’épidémie et de continuer ensuite à vivre avec le virus ? Dans un cas comme dans l’autre, quelle stratégie vaccinale envisager ? Voici les éléments de réponses dont on dispose.
Immunité naturelle et théorie
Le variant Delta affiche un « R0 basique » (constante biologique spécifique à chaque pathogène) de quasiment 6, autrement dit une personne infectée contamine théoriquement 6 personnes non immunisées. Avec une telle infectiosité, une population non vaccinée serait presque entièrement infectée à terme : il faudrait que plus de 85 % des individus soient complètement protégés contre l’infection pour arrêter la transmission virale (selon la formule seuil de l’immunité collective = 1-1/R). L’application de cette théorie est plus complexe…
Car la protection obtenue par une première infection n’est pas parfaite : elle ne réduit le risque d’une nouvelle infection « que » de 73 % pendant les trois mois suivant, un pourcentage qui diminue probablement dans le temps. Il est donc très peu probable que la transmission virale s’arrête seule, même si la totalité de la population a été infectée.
L’immunité naturelle que nous développons après infection par un virus respiratoire (type coronavirus ou influenza) n’est, en effet, que partielle et de durée limitée : nous avons tous déjà eu des rhumes voire la grippe, et nous savons que nous en aurons encore… Ces virus se distinguent en cela de ceux des maladies infantiles (rougeole et autres), que nous n’attrapons (si nous n’avons pas été vaccinés) qu’une fois.
Néanmoins, si imparfaite soit-elle, cette immunité naturelle suffit à réduire notre vulnérabilité à des virus respiratoires « cousins » de celui qui nous infecté – on parle d’immunité croisée, par exemple entre les souches de grippe. Par transposition, on peut s’attendre à ce que les personnes infectées à plusieurs reprises par un variant de SARS-CoV-2 développent une protection contre une éventuelle forme grave de la Covid-19.
L’efficacité de la vaccination contre l’infection
Quel niveau de protection la vaccination permettrait, elle, d’atteindre ?
Les estimations les plus fiables proviennent d’études transversales avec test systématique des participants (sans tenir compte de la gravité des symptômes, etc.). Ainsi, une telle étude réalisée dans des ménages anglais a révélé qu’un schéma vaccinal complet (avec Pfizer-BioNTech) avait une efficacité de 80 % contre l’infection par le variant Delta.
En outre, ces travaux ont montré que la protection contre l’infection persistait dans le temps, mais diminuait plus vite chez les plus de 35 ans – d’environ 10 points de pourcentage dans les trois mois suivant la vaccination. La vaccination des personnes précédemment infectées leur conférait une protection comparable, avec une meilleure persistance dans le temps. Une observation similaire a été faite chez des soignants américains : l’efficacité vaccinale contre l’infection passait de 85 % à 73 % respectivement quatre et cinq mois après la double injection.
Il a aussi été montré que, vacciné, le risque de transmettre le virus en cas d’infection semble être réduit… mais les estimations varient et cet effet pourrait être moindre avec le variant Delta. Dans l’ensemble, ces éléments suggèrent que la vaccination permet d’atteindre une protection forte, mais imparfaite contre l’infection et la transmission.
En conséquence, il faudrait que près de 100 % de la population soit vaccinée pour arrêter la circulation virale. Pour éviter que se créent des niches de circulation virale, il conviendrait dans le même temps de s’assurer que tout le territoire soit couvert de façon homogène – avec des rappels si besoin pour maintenir le niveau de protection contre l’infection dans la durée.
Une protection aussi contre les formes graves
L’enjeu principal de la vaccination Covid-19 est la protection contre les formes graves. Quelques données sont déjà disponibles sur ce point.
Dans la prolongation (six mois) des essais cliniques Pfizer-BioNTech, il a été observé que l’efficacité vaccinale contre la Covid-19 ne diminuait que légèrement – jusqu’à quatre mois après la vaccination, elle était encore d’environ 90 %, puis passait à près de 84 % entre quatre mois et six mois (fin de la collecte des données de ces travaux). Une étude menée aux États-Unis a montré que la protection assurée par le vaccin vis-à-vis du risque d’hospitalisation restait supérieure à 80 % dans toutes les tranches d’âge, malgré la présence du variant Delta et un intervalle de temps écoulé depuis la vaccination de plus de cinq mois.
Confinement et couvre-feu ont permis de ralentir la progression de l’épidémie – et les restrictions d’accès, le port du masque ainsi que le maintien des gestes barrières le permettent toujours. L’objectif est de gagner du temps et d’éviter au maximum la saturation des services de santé, jusqu’à ce que toutes les personnes à risque accru de développer des formes sévères aient été complètement vaccinées.
C’est d’autant plus important que les personnes qui ne sont pas encore vaccinées seront fort probablement infectées dans les prochains mois. Or elles ne sont pas à l’abri de complications, puisque le risque d’hospitalisation est de 1 % pour à 40-50 ans, tout comme le risque de décès dans la tranche d’âge 60-70 ans.
En ce qui concerne les plus jeunes, leur vaccination n’a pas tant pour but de les protéger contre une forme grave (ils sont moins à risque) que de freiner la progression de l’épidémie dans la population non-vaccinée ou pas immunisée. Leur implication dans la campagne vaccinale permet d’envisager une alternative aux restrictions qui impactent la vie sociale – qui plus est aux effets plus durables.
Contrôler ou éliminer : quelle stratégie au long terme ?
Deux objectifs distincts peuvent être envisagés : contrôler la Covid-19, ou l’éliminer. Chacun implique des stratégies différentes.
Contrôler la maladie requiert de faire passer sous un seuil acceptable le nombre de formes sévères (sachant que ce seuil reste à définir), d’éviter les poussées épidémiques… ou de réagir par une riposte vaccinale si une telle vague se produit malgré tout. Avec la volonté d’établir une situation stable au long terme.
Cette stratégie implique de cibler les personnes les plus à risque de forme grave et de concevoir un schéma vaccinal permettant de maintenir une bonne protection – éventuellement avec des rappels ou une vaccination régulière pour répondre à l’évolution des souches. Le choix se fait en fonction de l’efficacité vaccinale contre les formes graves et son évolution dans le temps. Si la vaccination réduit le risque de transmission, il est possible de l’étendre à l’entourage des personnes vulnérables (famille, soignants).
C’est l’approche qui est employée contre la grippe dite saisonnière par exemple. La stratégie vaccinale mise en place s’adresse en priorité aux personnes de plus de 65 ans ou atteintes de comorbidité, et peut être élargie à leur entourage. Et comme les virus responsables mutent en permanence, les vaccins doivent être « remis à jour » tous les ans – avec une réussite plus ou moins importante. La vaccination contre la coqueluche (vaccination des nourrissons en ciblant l’entourage des nouveau-nés) est un autre exemple.
Cette stratégie serait tout à fait applicable à la Covid-19 en France, étant donné l’excellente efficacité vaccinale contre les formes graves y compris chez les personnes âgées, sur une durée d’au moins six mois et ce même en présence de nouveaux variants. Les campagnes annuelles de vaccination antigrippale constitueraient une bonne base logistique.
L’intervalle entre les rappels serait à déterminer en fonction de la durée de protection, des souches circulantes et des vaccins disponibles. L’indicateur principal pour établir un tel programme serait le nombre d’hospitalisations et admissions en réanimation.
Éliminer le virus, une stratégie moins évidente
Le second objectif possible est d’éliminer la maladie. Il impliquerait cette fois d’éviter tout nouveau cas et d’arrêter la circulation du virus SARS-CoV-2. Cette stratégie a été choisie pour la variole (objectif atteint au niveau mondial), la poliomyélite (objectif atteint en Europe et sur la plupart des continents) ou la rougeole (objectif non atteint en France). L’objectif ultime étant d’éradiquer le virus sur un plan mondial, et ainsi pouvoir arrêter la vaccination.
Outre la volonté politique, sa faisabilité théorique repose sur trois critères : l’absence d’un réservoir animal dans lequel le virus peut « se replier » ; une faible proportion d’infections asymptomatiques (car elles rendent difficile la surveillance de la circulation du virus) ; et l’existence de vaccins efficaces.
Pour le SARS-CoV-2, les deux premières conditions ne sont pas remplies. L’hypothèse la plus probable quant à son origine est qu’il s’agit d’un virus « zoonotique », possiblement issu d’une population de chauve-souris. En outre, il entraîne environ 25 % d’infections asymptomatiques. Concernant les vaccins, la situation est plus favorable, même si leur performance actuelle nécessitait la vaccination répétée de la totalité de la population.
Quant à un objectif d’élimination seulement national ou européen, il se heurterait aux importations du virus SARS-CoV-2 depuis d’autres régions du monde.
(L'Australie et la Nouvelle-Zélande, qui espéraient pouvoir profiter de leur situation insulaire pour appliquer la stratégie « zéro Covid », viennent d’en faire les frais, ndlr)
Quelle stratégie demain ?
Le statut de plusieurs facteurs à prendre en compte pour établir une stratégie vaccinale de long terme reste encore incertain : apparition de nouveaux variants plus transmissibles ou de formes de maladie plus graves et/ou échappant l’immunité vaccinale ; capacité des laboratoires à adapter leurs vaccins aux souches émergentes et à développer de nouvelles formulations plus efficaces contre l’infection au long terme (un vaccin en développement par Novax ouvre de nouvelles perspectives) ; qualité de l’immunité après une première vaccination suivie d’infections sporadiques ; capacité de la communauté internationale à donner accès à la vaccination aux personnes à risque ou à une majeure partie de la population mondiale…
Il est donc peu réaliste d’envisager aujourd’hui une élimination du SARS-CoV-2. Ce constat ne doit pas distraire du fait que la stratégie de vacciner aussi les tranches d’âge avec moindre risque de Covid-19 grave permet de ralentir la progression de l’épidémie et ainsi de réduire la charge sur les services de soins et de gagner du temps pour la vaccination des personnes à risque accru de formes sévères. Définir à quel moment cette stratégie pourra être mise en retrait pour se concentrer sur le contrôle de la maladie et ses formes sévères relève de choix politiques – particulièrement importants en temps d’épidémie.
Judith Mueller, Professor in epidemiology, École des hautes études en santé publique (EHESP)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Judith Mueller, École des hautes études en santé publique (EHESP) (12-10-21)
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