HÉRAULT - Les économistes jouent-ils au Monopoly sans le savoir ?
Thomas Michael Mueller, Université catholique de Louvain (UCL)
Les dés roulent sur un chapeau haut de forme. Ils s’arrêtent sur « chance ». C’est un billet aller simple pour la Rue de la Paix. J’ai 10 ans et je viens de gagner au Monopoly pour la première fois, mais bizarrement, je ne m’en réjouis pas. Certes, je suis riche, très riche. Je suis le seul propriétaire des maisons, hôtels et terrains laissés par les membres d’une société fictive dont je suis le dernier survivant.
À cette époque, je soupçonnais déjà que la vraie leçon du jeu du Monopoly résidait dans le fait que le capitalisme – dans sa version la plus radicale – conduit au mieux à la solitude et au pire à la faillite, pour la plupart des individus.
Or, peu de gens le savent, mais c’est bien ce que la créatrice du jeu souhaitait nous dire.
La naissance du géorgisme
Dans sa première version, née en 1903, le Monopoly fut appelé « le jeu du propriétaire foncier » (The Landlord’s Game). Ce jeu mettait en garde contre les méfaits du capitalisme. Comme dans le Monopoly moderne, on jouait jusqu’au dernier souffle et jusqu’au dernier hôtel.
Première planche brevetée, en 1904 aux États-Unis, du jeu The Landlord’s Game. US National Archives./Wikimedia
Toutefois, cette version permettait à deux joueurs, frustrés et mécontents de cette brutale expérience sociale, de s’allier. Il pouvaient ainsi révolutionner le cours des choses et établir des règles différentes : nationaliser la banque, transformer la prison en école, ouvrir à tous les stations, l’eau et l’électricité, désormais propriété de l’État. Ne vous méprenez pas, il ne s’agissait certainement pas de la révolution prolétarienne : chacun restait propriétaire de ses hôtels, de ses maisons, de ses biens dans une sorte d’équilibre entre l’État et la propriété privée.
Carte postale géorgiste/trouver date. New York Public library/Wikimedia
L’utopie ainsi créée, peu connue de nos jours mais autrefois en vogue aux États-Unis, s’appelait le géorgisme.). Elle préconisait la possibilité d’un monde où la chance de réussite individuelle et du rêve américain restaient tangibles et réelles, mais dans lequel le contre-pouvoir de l’État empêchait la naissance de grands monopoles et redistribuait les richesses. Le géorgisme prônait un impôt unique, frappant la rente foncière, les mines et les héritages, ce qui aurait laissé à chacun le fruit de ses efforts et de son travail, tout en confisquant les rentes. C’était bien le but du jeu : montrer que les monopoles engendrent misère et pauvreté, et qu’une gestion économique qui en empêche la naissance assure le bien-être et la prospérité de chacun. Gagner, dans un monde georgiste, implique s’enrichir, sans pour cela provoquer la faillite d’autrui.
Henry George, dont les écrits et le plaidoyer forment la base du géorgisme. Wikimedia
Elisabeth Magie, pionnière de la justice sociale
Le jeu du propriétaire foncier est une invention d’Elizabeth Magie, militante géorgiste, féministe, brillante mais méconnue. Son histoire et celle de son jeu ont été racontées dans un ouvrage écrit par une journaliste américaine, Mary Pilon. Grâce à elle, nous savons que Magie n’a jamais récolté le fruit de sa brillante création, et que son nom a été oublié depuis longtemps. Le jeu de Magie ne fut ni vendu ni promu correctement. Toutefois, il fut joué avec conviction par ceux qui, comme elle, croyaient aux idéaux georgistes. Il se répandit le long de l’East Coast, parmi les militants et les passionnés qui en copièrent le modèle et en transmirent oralement les règles. Le jeu fut joué dans les universités, les parcs et les fumoirs, et enfin dans les salles de classe universitaires. Le long de son parcours, il changea de nom : il devint le jeu du Monopoly.
Ce jeu comparait le capitalisme et le géorgisme en termes concrets, à travers des sommes d’argent tangibles, des billets de banque et des biens. Qui sait combien de jeunes esprits, étudiants à Princeton et à Columbia, eurent l’occasion d’expérimenter cette nouvelle rhétorique de nombres et de chiffres. Parmi eux figurait certainement Harold Hotelling, brillant statisticien, économiste hors pair, futur directeur de thèse de deux prix Nobel et partisan du géorgisme.
Hotelling aimait jouer au Monopoly avec sa famille, avec les étudiants, même seul, dans ses rêveries qui précédaient l’arrivée de Morphée. Il jouait à la version originale, géorgiste. À un moment donné, il se mit à intégrer ce jeu – sans doute inconsciemment – dans les modèles économiques sur lesquels il travaillait, devenus célèbres par la suite. Les articles de Hotelling traitent des sujets les plus disparates : fiscalité, ressources non renouvelables, économie géographique, bien-être social. La structure de ses écrits est très similaire.
L’optimum social selon Hotelling
Tout d’abord, Hotelling définit un modèle de société et propose d’étudier les résultats qui peuvent être obtenus en appliquant une politique capitaliste. Il compare cette dernière à certaines alternatives, comme la gestion socialiste. Il rapporte le tout à un « optimum social », le choix politique avec lequel on parvient à atteindre ce qu’il y a de mieux pour la société dans son ensemble.
Ce qu’on essaye d’optimiser dépend du problème auquel on fait face : le bien-être maximum, la répartition géographique la plus efficace, ou encore l’exploitation optimale des ressources. Peu importe le problème, dans les modèles étudiés par Hotelling, l’optimum social s’avère correspondre toujours à une politique géorgiste. Soyons clairs : Hotelling n’utilise jamais le mot géorgisme dans ses articles, masquant son idéologie derrière des démonstrations mathématiques rigoureuses. Dans ses écrits ses idées s’expriment par des sommes d’argent qui s’additionnent, ne laissant la place à rien d’autre qu’à la logique, et tout est comparé en termes de bien-être social. Cependant, d’un article à l’autre, l’on retrouve l’idée ludique et ingénieuse qui consiste à comparer différentes utopies sociales en les reproduisant dans un petit modèle stylisé de société, un jeu de table.
Hotelling est un chercheur infatigable et sa réputation grandit rapidement dans le monde académique américain et atteint enfin un niveau international. Le point culminant de sa carrière d’économiste arrive en 1938 : cette fois, il s’intéresse aux monopoles naturels. Les monopoles naturels sont des biens pour lesquels il est extrêmement difficile, voire impossible, de créer une concurrence. Cela se produit généralement parce que les investissements initiaux sont si coûteux qu’il est presque impossible et décidément peu pratique que deux entreprises investissent pour se concurrencer. Exemples ? Le chemin de fer, l’électricité, l’eau potable. Oui, il s’agit des mêmes entreprises présentes dans le jeu du Monopoly et non, il ne s’agit pas d’une coïncidence.
Par un calcul sophistiqué, qui compare le bien-être engendré par différents modèles sociétaux, Hotelling parvient à montrer dans quelle mesure il faudrait financer le coût des billets de train, de l’eau potable ou de l’électricité afin que cela soit au service du bien commun. Une fois de plus, Hotelling compare d’abord une société capitaliste puis l’optimum social. Une fois de plus, l’idée d’Elizabeth Magie prend forme dans un modèle économique.
Une idée qui fait florès
L’idée de 1938 connaîtra un succès inattendu. En France, l’économiste Maurice Allais, après une discussion houleuse, qui s’est soldée au final par une profonde amitié avec Hotelling, réussit à faire de cette idée un argument politique capable d’influencer la gestion de l’électricité et des chemins de fer français. Aux États-Unis, Nancy Ruggle (une autre chercheuse dont le travail aurait mérité plus de visibilité) et une poignée d’autres économistes transformeront progressivement l’argument d’Hotelling en ce que nous appelons maintenant le deuxième théorème de l’économie du bien-être.
Gérard Debreu, élève d’Allais, venu aux États-Unis grâce à Hotelling, inventa, en se basant sur les discussions de plus en plus complexes et passionnées entre ses deux amis, une nouvelle façon de penser le problème au cœur de l’idée de 1938 basée sur la topologie. Il l’appliquera plus tard au plus célèbre des théorèmes économiques : le modèle Arrow-Debreu. Kenneth Arrow, brillant élève de Hotelling, s’inspirera par la suite de l’idée de l’optimum social pour la développer davantage, et sera récompensé par un prix Nobel. Will Vickrey, un autre étudiant de Hotelling et lauréat lui aussi du prix Nobel, développera certaines des idées de son maître-penseur.
Hotelling lui-même ne connaîtra probablement jamais l’existence d’Elizabeth Magie mais il continuera, encore et encore, à jouer au Monopoly. À un moment donné ce jeu deviendra célèbre mais il deviendra aussi la référence cachée pour plusieurs modèles économiques. L’idéologie géorgiste deviendra une référence en économie en tant que « optimum social ». Le jeu du propriétaire foncier, le Monopoly, est donc en quelque sorte célébré et rappelé chaque jour par les économistes et les universitaires du monde entier. Ces derniers ne connaissent ni Magie, ni son jeu, ni se souviennent du géorgisme. Pourtant, ce jeu se glisse à leur insu dans leurs travaux, les manuels qu’ils consultent et écrivent et dans des classes universitaires.
Thomas Michael Mueller, Maître de conférence HDR en histoire de la pensée économique à l'Université Paris 8, Université catholique de Louvain (UCL)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Thomas Michael Mueller, Université catholique de Louvain (UCL) (31-01-22)
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